Note d’intention Cie Kali&Co – Projet Tinténiac

C’est après avoir discuté avec les enseignants du collège Théophile Briant de Tinténiac que les axes artistiques de travail sur la marche ont émergés, puis se sont précisés.

Ils connaissent bien leurs élèves et ce qu’il est possible de réaliser avec eux. Ils apportent aussi une matière à réflexion, des éléments de  connaissance et de discussion qui enrichissent le processus de création. Et ils pourront aussi redécouvrir leurs élèves et leurs capacités, lors des interventions consacrées au travail de plateau. Ces interventions en amont du spectacle sont des moments évidemment nécessaires pour la création, mais sont également d’une très grande richesse en soi, hors de toute finalité. Ce que l’on voit lors de la représentation n’est finalement que la partie émergée de l’iceberg : les relations humaines et les cheminements artistiques préalables sont également très précieux !

Marcher

Le mot Marcher est vaste et polysémique.  Il n’y a qu’à voir le nombre d’expressions, locutions, contenant le mot Marche ou même simplement le mot Pas ( sans lequel la marche n’existerait pas ! )
Ce sera d’ailleurs un des axes du travail, que d’explorer ces expressions au plateau, et d’en jouer, en faire sens, en exprimer les sens : sillonner le plateau en tout sens, afin de comprendre et ressentir ce que signifie et comment fonctionne ce mouvement pourtant si simple : Marcher.

 » L’unique moyen de savoir jusqu’où l’on peut aller, c’est de se mettre en route et de marcher.  » (Henri Bergson)

Pour ce faire, nous commencerons comme il se doit par les « premier pas ».

Premiers pas

Revenons un peu aux origines….

 

 

Nous ne savons pas exactement, différentes théories s’opposent, comment la bipédie fut acquise par l’homme, mais c’est un fait avéré : nous nous sommes mis debout, progressivement et de plus en plus, puis exclusivement, jusqu’à devenir uniquement bipèdes, caractéristique typiquement humaine parmi les mammifères ( les oiseaux étant eux aussi bipèdes.)
Il a fallu du temps et de nombreuses évolutions et adaptations du corps pour que l’homme se mette à marcher sur deux pieds.
Et lorsqu’un un enfant naît, il lui faut aussi un long temps d’apprentissage pour y arriver.
Nous pourrions presque imaginer que chaque être humain de manière très condensée et à l’échelle de sa propre vie bien sûr, parcourt à nouveau le long chemin évolutif qui a mené l’homme vers la marche debout.

Ce sont donc ces premiers pas, et par extension ceux de l’humanité, que nous tenterons de reproduire, et par la même de comprendre les processus nécessaires à leur apparition.

Du coup, il nous faudra peut-être éprouver la quadrupédie, la reptation, diverses formes d’animalité du mouvement, afin de mieux comprendre la particularité de notre démarche.
Les marches avec de multiples contraintes sont d’ailleurs des exercices de théâtre très utilisés, particulièrement avec des débutants C’est en effet un échauffement complet, qui permet aussi de comprendre de nombreuses notions notamment concernant l’espace, l’équilibre et les appuis, et le rapport aux autres, tout cela physiquement, corporellement, sensoriellement.

En effet il ne faut pas non plus oublier que pour la plupart d’entre eux, ce seront les premiers pas des élèves sur un plateau ! Il est donc d’autant plus intéressant de traiter cette notion…..

« Sur scène, un être, vivant ou marionnette, géant fragile…..
Il est là, immobile.  Puis il se redresse, il se met en mouvement. Mais il ne sait pas comment se déplacer.
Il va falloir lui apprendre. Lui faire accomplir son premier pas. »

On peut en effet imaginer une première scène qui mettrait en jeu cette difficulté et en même temps cette nécessité d’accomplir le premier pas. Tout le spectacle pourrait alors développer différents aspects liés à la marche, dans l’attente, l’apprentissage et enfin l’aboutissement du premier pas.

ça marche ou pas ?

Il existe en Mathématiques, et à fortiori en Sciences plus généralement, un type de raisonnement qui permet de prouver une théorie en la démontrant ab absurdo.
Nous nous proposerons donc d’étudier la marche et le mouvement sous l’angle de l’erreur, de la chute, de l’empêchement voire de l’impossibilité à marcher, bref sous l’angle de ce qui ne « marche pas » justement !
Qu’est ce qui fait que nous ne pouvons plus ou alors plus difficilement, mettre un pied devant l’autre ?

Diverses expérimentations et recherches autour de la biomécanique du corps mais aussi autour de différentes pathologies, liées à des accidents ou des maladies, pourront nous permettre de mieux comprendre, par l’absurde et le jeu, comment ça marche, quand ça marche !
Se mettre à plusieurs pour faire marcher quelqu’un qui se laisse aller complètement permet par exemple de comprendre par la collaboration ce qu’il faut mettre en œuvre pour se mouvoir et la complexité de chaque étape et partie de cette action faussement simple mais que nous réalisons chaque jour sans y penser : se lever, faire un pas puis un autre, et marcher.
On pourrait même finalement s’émerveiller de ce que nous parvenons à accomplir ainsi inconsciemment quotidiennement !

 » Le vrai miracle n’est pas de marcher sur les eaux ou de voler dans les airs : il est de marcher sur la terre » (Houei Neng)

Marches collectives

D’un pied sur l’autre, pour ou contre, les marches scandent et revendiquent, elles libèrent ou enferment, elles mènent les hommes à la guerre, à la mort ou célèbrent la vie, l’envie, la volonté de remettre le monde en ordre de marche.

La Marche de l’Histoire, La Marche du Temps, Les Grandes Marches, Les Marches de la mort, Les Marches Blanches, Les Marches pour la Liberté… Il y a en effet une grande ambivalence au fait de marcher ensemble…. d’un même pas ?


 » Ceux qui aiment marcher au pas en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu’ils ont reçu un cerveau, une moelle épinière leur suffirait amplement » (Albert Einstein)

Tour à tour aliénante ou revendicatrice, les marches collectives, les foules bigarrées ou les rangs armés vont mettre en avant l’individu ou la masse, un être ensemble très différent, une expérience de la liberté et de la société qui peuvent s’opposer, se contredire, voire se détruire mutuellement.

 

Démarches

Cet aspect de la marche sera exploré par le groupe à travers diverses activités scolaires et théâtrales.

Car un des moyens de comprendre l’autre est de se mettre « dans sa peau », copier sa démarche et mettre ses pas dans les traces de celui qui nous précède. Ensemble. Mais à quel moment perd-on son libre arbitre ou son unicité ? Jouer c’est en partie du moins imiter, et ce faisant, on peut comprendre de l’intérieur la personne, ou le personnage visé.

Et bien évidemment pour jouer, on ne peut oublier le plaisir et l’amusement nécessaire à cette pratique !

Nous pourrons donc travailler sur cet aspect en utilisant un sketch des Monthy Python ( dont les raisonnements par l’absurde sont désormais cultes !), « le Ministère des Démarches Stupides », dont les fonctionnaires sont chargés de valider ou non telle ou telle démarche, en fonction de sa stupidité ! Et effectivement, elles sont toutes plus loufoques les unes que les autres…

Chaque élève pourra lui aussi proposer sa démarche, ce qui nous permettra de créer des scènes ou des personnages récurrents, qui marchent comme on ne marche pas !

 

Des sciences au pas de danse

Il en va de la marche comme de n’importe quelle autre forme de mouvement : il s’agit d’interactions de forces divergentes ou contradictoires, qui en l’occurrence s’équilibrent. Il y a par exemple entre le sol et le pied qui s’y pose une interaction : le pied se pose sur le sol, et donc le pousse, si bien que celui-ci exerce à son tour une poussée sur le pied. Ainsi lorsqu’on se tient immobile et debout sur le sol, en position stable, cette immobilité n’est qu’apparente : nous chutons.

Sans cesse nous tombons et la terre nous tient debout, réellement, même allongé et déjà tombé nous ne cessons pourtant de tomber sur un sol qui nous retient, infiniment. Et à chaque pas que nous faisons, il en va de même… Nous ne sommes debout qu’en sursis, chaque pas étant une chute interrompue !

Car à cette interaction viennent s’ajouter les notions d’équilibre et de déséquilibre inhérents à la marche !
En effet, pour pouvoir avancer, nous déplaçons le poids du corps vers l’avant et tendons une jambe dans la même direction afin de nous réceptionner : si nous ne le faisons pas, c’est la chute ! Et donc chaque pas sert à nous rééquilibrer, à nous remettre sur pied, et nous gérons ce déséquilibre permanent en mettant un pied devant l’autre…..
Nous mettons en fait en action un mouvement quasi perpétuel : la marche.

Ces notions de science physique seront explorées en cours et en atelier chorégraphique. En effet, on utilise sans cesse en danse, ces notions d’équilibre/déséquilibre, d’action/ réaction ( interaction des forces), poids/contrepoids, mouvement/immobilité.

On pourra aussi accentuer les sonorités provoquées par les pas et les corps afin de créer une musique rythmique, propre à danser, et entremêler ainsi marche, danse et musique dans un seul mouvement vivant et organique.

 

On a marché sur la lune

Et enfin, un dernier pas sera franchi, ou peut-être seulement le premier enfin accompli, lorsque nous auront abordé ce dernier aspect de la marche : la marche du rêve, méditative qui est pensée en action, rêve éveillé.
Si l’on admet la réalité d’un redressement de l’homme lorsqu’il acquit la bipédie, on peut y voir une sorte d’acte prémonitoire. Une fois debout, le regard pouvait plus facilement atteindre les étoiles….
Et s’il faut chercher une singularité à l’être humain, ce n’est pas la bipédie qu’il faudra nommer mais bien sa capacité à réaliser ses rêves.
C’est ainsi qu’un des plus anciens rêves de l’homme s’est réalisé en 1969 lorsque Neil Armstrong a prononcé sa très célèbre phrase :

« C’est un petit pas pour l’homme, mais un bond de géant pour l’humanité » (Neil Armstrong)


Sur les images d’archive, il marche comme s’il volait ou du moins comme s’il était devenu très léger, et en même temps très lent.
La gravité étant bien moindre sur la lune que sur Terre cela donne cette impression. Et dans un vaisseau spatial, en impesanteur, on peut même se poser la question de la possibilité de marcher.

On pourra avec les élèves travailler sur cette notion de gravité et d’impesanteur, tenter de s’en approcher par des portés. Collectivement, ils pourront porter l’autre, l’élever et le faire évoluer, se mouvoir en état de presque impesanteur…
Si effectivement ce voyage peut avoir un sens, si cela peut être un premier pas vers l’autre et dans le but qu’une aventure collective se vive, qu’une communauté se crée afin de permettre ce petit pas pour l’homme, alors peut-être que finalement ce serait vraiment un bond de géant pour l’humanité.

Eric Antoine, Compagnie Kali&Co